20.4.10

Entretien exclusif

Réinventer Haïti, par René Depestre

PAR RENÉ DEPESTRE (ÉCRIVAIN)

C'est dans la tragédie même du séisme que le poète haïtien veut croire, grâce à la mobilisation mondiale, à une renaissance de son pays

Le 12 janvier, la nouvelle du séisme m'a consterné : Haïti n'est absolument pas équipé pour résister tant soit peu à un fort cyclone, à un volcan ou à un tremblement de terre de magnitude 7,3 sur l'échelle de Richter. La violence tellurique de la géographie a rejoint la terreur familière de son aventure historique. De la plantation coloniale à ce temps du XXIe siècle, Haïti n'aura connu que des tribulations collectives et individuelles. Toutefois, une intuition confie à mes tripes que l'actuelle terreur, d'origine sismique, va être la dernière de notre tragédie sans fin. Un espoir jamais vu pointe à tous les horizons. Dans la plupart des pays, l'opinion publique alimente chaudement les premières manifestations d'une civilité démocratique mondiale. Alors que l'entreprise humanitaire avoue ses limites (dues à l'influence encore décisive des grands Etats-nations), une société civile internationale, avec l'aide qu'elle fait affluer vers les côtes désolées d'Haïti, avance le droit de prendre le relais de l'humanitarisme du siècle dernier. La solidarité qui est tous azimuts manifestée sur la planète révèle même une sorte de tendresse du monde aux côtés des sinistrés d'Haïti. On entrevoit clairement une vérité qui n'a jamais été affirmée jusqu'ici à une telle hauteur ; il n'y a pas de malédiction sur Port-au-Prince, Jacmel, Leogane, Petit-Goâve et les autres localités dévastées. On est en Haïti, devant une histoire de la civilisation humaine sui generis ; pourquoi pas un événement historique, ontologique, politique ? L'occasion unique d'un petit Etat, issu des iniquités de l'esclavage, et qui aurait regimbé devant le modèle national que l'Europe postnapoléonienne du Congrès de Vienne (1815) posa sous ses yeux dans un « ordre mondial » à prendre ou à laisser...

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ASLAN/SIPA
Né en 1926 à Jacmel en Haïti, René Depestre est poète et écrivain. Il a publié de nombreux livres dont « Hadriana dans tous mes rêves » (prix Renaudot 1988).

Haïti aurait-il alors préféré le surplace existentiel, dans la tragédie permanente, plutôt que la longue marche qu'exige la mise sur pied de l'Etat-nation ? A Vienne, en 1815, aucune monarchie « blanche » ne voulait entendre parler de révolution haïtienne, de négritude-debout, moins encore de première république noire des temps modernes. Un cordon sanitaire « racial » devait entourer ces concepts d'un droit jugé irrecevable. Ainsi l'idéologie fondée sur l'épiderme, invention carnavalesque de l'imaginaire colonial, allait-elle prendre un poids excessif, voire pathologique, dans la stratégie politique des premiers dirigeants d'Haïti. Donnant aveuglément dans le panneau mythique de la « race », ils négligèrent les concepts fondateurs de droit, nation, civisme, souveraineté populaire, autonomie de l'individu-citoyen (tout l'héritage de 1789 et des Lumières) pour consacrer leur énergie « à la défense et à la réhabilitation de la race noire ». Cette « négritude du droit » ne pouvait être un moteur de développement et de démocratie. Dans cette optique de rachat et de rédemption, plutôt que de formation, à marche forcée, d'une société civile à l'haïtienne, le président haïtien Boyer, en 1825, accepta l'offre du roi Charles X d'indemniser les anciens colons et propriétaires d'esclaves. Dès lors, pour « régler la dette de l'indépendance », Haïti tombait sous le protectorat, la dépendance, la tutelle des places financières et boursières de l'Occident chrétien.

Le séisme dévastateur du 12 janvier vient brutalement rappeler à la faible société civile haïtienne encore debout qu'elle a désormais besoin, toutes affaires cessantes, d'adopter une vision intégrée pour la prise en charge de toute la tendresse du monde rassemblée à ses côtés. Les Haïtiens n'ont pas à attendre les bras croisés que les ONG, les Nations unies, le G20, le FMI pensent et agissent à leur place. Dans le choix qui s'impose d'un nouveau statut constitutionnel, juridique, il y a lieu d'examiner les scénarios suivants de sortie de crise et de catastrophe.

Pouvant compter sur une sorte de « coalition des humanités » autour de ses malheurs, Haïti peut passer en revue diverses options.

1) Une Fédération avec la République dominicaine se révèle impossible, tant le contentieux entre les deux voisins de l'île est encore lourd à éponger.

2) De même est utopique une Fédération avec les anciennes colonies anglophones de la Caraïbe (Jamaïque, Barbade, Trinité-et-Tobago).

3) La même impossibilité joue quant à l'intégration aux DOM-TOM des Antilles de langue française (Martinique, Guadeloupe, Guyane).

4) Un énième Etat américain sur le modèle de Porto Rico ? Outre l'hostilité des deux partis américains, Haïti, contre vents et marées, reste attaché à « l'Indépendance nationale » du 1er janvier 1804.

Aujourd'hui, Haïti peut faire l'objet d'une expérience pilote, un laboratoire, que la nouvelle donne de la Maison-Blanche peut permettre au président Barack Obama d'alimenter en civisme international, comme c'est le cas des ONG et des sociétés civiles de la planète.

R. D.

Source : « Le Nouvel Observateur » du 18 février 201

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